Mes ancêtres était des réfugiés espagnols et italiens, des migrants.
Même si j’ai récupéré des bribes sur son histoire, je ne sais pas grand chose sur ma famille.
Cependant, le peu que j’ai appris me procure un mélange de tristesse et de fierté vis-à-vis de mes origines.
J’ai seulement connu mes grands-mères, deux femmes secrètes, marquées par la fuite de leur pays, leur veuvage et l’épreuve de la pauvreté.
Elles étaient peu loquaces sur leur vie d’avant, leur jeunesse, leur famille, sur nos grands-pères. Comme si chacune avait méticuleusement coulé une chape sur leur mémoire, leurs souvenirs.
Les Bisotti
Bartolomeo et Maria Caterina sont arrivés d’Italie dans les années 30. Leur exil était politique. Mon grand-père était membre du parti communiste italien et il a continué à militer dans un groupuscule de communistes italiens à Montauban.

Mes grands-parents avaient commencé à refaire leur vie, ils avaient acheté une maison et accueilli deux enfants, dont mon père né en décembre 1935. C’est alors que mon grand-père s’est engagé dans les Brigades internationales pour combattre auprès des Républicains espagnols. Il paraît qu’il a été enrôlé de force lors d’une beuverie, après le boulot. Je n’ose imaginer la rage impuissante de ma grand-mère en apprenant que son mari quittait sa famille pour aller faire une guerre qui ne la concernait pas.
Ils n’ont même pas eu le temps de faire une photo avec la famille au complet.
Mon grand-père est arrivé en Espagne en septembre 1936 et il a été tué, deux mois plus tard, à Madrid. Je suis persuadé qu’il se serait engagé dans la résistance si il était resté en France.

Ma grand-mère a été obligée de faire une multitude de petits travaux pour survivre avec ses enfants. Elle est devenue ensuite gouvernante pour un professeur d’anglais.
Pendant toutes les années, où j’ai fréquenté ma grand-mère, elle n’a jamais voulu me parler de sa jeunesse, de mon grand-père et son départ en Espagne, de sa vie seule avec ses deux enfants.
Il y a toujours eu en elle une dureté implacable. Mais quelle vie ! Connaître l’exil et la misère, avoir un peu d’espoir en recommençant tout à zéro et voir tout s’effondrer à cause de son mari qui l’abandonne pour un idéal.

Car j’ai compris qu’à partir du moment où elle est devenue veuve, sa vie a été une lutte implacable. Il fallait se défendre contre des hommes qui voulaient profiter de la situation. J’ai entendu maintes histoires sur des bagarres, des coups de tête, des coups de marteau, de la ruse aussi, des combines en tout genre.
La survie a guidé toute son existence même lorsque tout s’est apaisé. Cette obsession lui a enlevé une part d’humanité. Ce sont d’abord ses enfants, puis ensuite tous ceux qui l’ont côtoyée, qui ont été les victimes de sa rudesse et de sa roublardise.
Comme si toutes ces épreuves avaient desséché son cœur.
Les Portolés
José et Joaquina sont arrivés d’Espagne à la fin des années 30. Mon grand-père était anarchiste, affilié à la CNT, il avait participé aux collectivités aragonaises, créées pendant la République. Recherché par la milice franquiste, il a été obligé de s’enfuir en France.

Ma grand-mère est restée au village avec ses trois enfants. Un soir, elle a appris que la milice allait venir la chercher, avec ses enfants, sûrement pour les fusiller en représailles.
Elle est donc partie en pleine nuit, à pied avec ses enfants, pour se rendre en France. C’était en pleine “Retirada“, en 1939.
J’ai compris que cet exode fut chaotique et éprouvant. Dans la panique d’un bombardement, elle a perdu pendant quelques heures sa progéniture. Je n’ose imaginer son désespoir et son angoisse ainsi que la terreur de ses enfants.
Ma mère, qui avait 22 mois lors de l’exode, vient de me raconter ce qui s’est passé lors de cette débâcle : “Après le passage des avions, ma mère a continué à marcher pour tenter de nous retrouver. Lorsqu’elle est arrivée au Perthus, la Croix Rouge lui a dit qu’elle ne retrouverait probablement pas ses enfants. Malgré cela, elle a décidé de rebrousser chemin. Pendant ce temps, Carmen, qui était l’aînée, nous a cachés sous un pont et elle est repartie sur la route. Un bout d’un moment, elles sont tombées nez à nez. Cette histoire provoquait immanquablement des crises de larmes, chaque fois qu’il était raconté lors des réunions de famille”

Cette histoire fait tellement écho à ce qui se passe actuellement à Gaza.
Après avoir passé la frontière et séjourné dans un camp des Pyrénées Orientales, ils ont été envoyé dans un camp de réfugiés à Arromanches, en Normandie.
C’est alors qu’on leur a ordonné de monter dans un train qui repartait dans le sud. Le Front Populaire était mort et le gouvernement de Daladier, divers droite, voulait se débarrasser de ces encombrants réfugiés. Mais quelqu’un les a avertis que ce train repartait vers l’Espagne, on les envoyait vers une mort certaine. Tout le monde a sauté du train, comme il a pu. La Croix Rouge les a pris en charge et les a envoyés dans un camp dans le sud-ouest.
Pendant ce temps, mon grand-père avait été admis dans le camp de Septfonds. Il a réussi à retrouver et faire transférer sa famille. Ils se sont installés à Montauban où avait trouvé refuge le Président Azaña.
Mon grand-père était ouvrier dans une fonderie et ma grand-mère était femme de ménage. Ils ont élevé quatre enfants. Je crois qu’ils avaient réussi à se construire une vie assez agréable jusqu’à ce jour du 18 avril 1961 où José, qui était assis sur une borne, au coin de sa rue, a été fauché par une voiture.

Il laissait son épouse avec une enfant de 12 ans.
Ma grand-mère n’avait jamais été très expansive ni très joyeuse. Elle avait connu, en Espagne, une épreuve avec la perte d’un nouveau-né. Son exil fut encore plus difficile car endeuillé avec son frère, battu à mort en prison. Je ne sais même pas si elle avait pu dire adieu à sa famille. D’autre part, la période de la guerre avait été très éprouvante notamment parce qu’elle avait été obligé de cacher mon grand-père dans le grenier, pendant une longue période, à l’insu de ses enfants.
Le décès de mon grand-père a été le coup de grâce et elle n’a jamais quitté le deuil. De plus, le choc de cette mort, soudaine et traumatisante, a déclenché la maladie de l’urée. Elle n’a plus été en mesure de mener une vie normale.
Même si j’ai eu de bon moments avec elle, c’est de sa tristesse et sa gravité dont je me souviens de plus.
Quitter son pays
Mes deux familles ont été poussées à l’exil, comme la grande majorité de ceux qui quittent leur patrie.
Alors, vous pensez que tous ces gens qui s’exilent le font pour un voyage d’agrément ? Il vaut mieux tourner son cerveau sept fois dans son crâne lorsqu’on pense cela et aller faire un tour à l’émouvant Musée de l’histoire de l’immigration ou explorer son site internet. C’est une une mine de savoir et d’humanisme pour ne pas avoir l’esprit empoisonné par des idées nauséabondes et erronées.
D’autre part, avez-vous remarqué que suivant la région du monde dont vous venez, la couleur de votre peau, votre religion, votre richesse, vous serez appelés de manière différente ?
A l’époque de mes grands-parents, on les appelait réfugiés. Ensuite, lorsque les pays européens ont fait venir la main d’œuvre du Maghreb, ce fut les immigrés. Que de mépris dans ce mot ! Par contre, lorsque les Ukrainiens ont commencé à venir en Europe, ils ont été, à nouveau, appelé réfugiés. En effet, c’est tellement plus noble.
Je me souviens aussi des personnes qui fuyaient les pays d’Amérique latine, les exilés…
Et puis, il y a le “blanc” qui part à Dubaï, Barcelone, Paris…. La plupart du temps, il part pour gagner plus d’argent, parce qu’il s’ennuie, parce qu’il veut moins payer d’impôts. Mais lui c’est un expatrié (expat). Tellement plus chic !
En revanche, tous ces peuples du Moyen Orient et d’Afrique, qui risquent leur vie pour fuir la guerre, la misère, la famine, la répression, les massacres, les catastrophes climatiques, sont appelés migrants. Une manière de leur rappeler qu’ils ne sont pas les bienvenus.
Alors comment ne pas ressentir une colère, une rage envers ce gouvernement qui a osé voter cette loi scélérate, la loi immigration du 19 décembre 2023 ?
Car personne ne quitte sa famille, ses amis, sa culture, sa maison, sa terre pour profiter d’un autre pays. On quitte son pays, avant tout, pour survivre.
Pour finir, ayant des amis qui ont fui leur pays, j’ai toujours vu en eux une déchirure qui n’a jamais cicatrisé. J’ai aussi senti, en eux, une grande difficulté à accepter le droit au bonheur, comme une culpabilité vis-à-vis de ceux qui sont restés.
La Cimade : Pourquoi les migrants quittent leur pays ?
Parlement européen : Pourquoi migrer ? Les raisons derrière la migration
Un résumé de la loi immigration : La fin du droit du sol, le rétablissement du délit de séjour irrégulier, la déchéance de nationalité encensée, le durcissement du regroupement familial, des prestations sociales conditionnées, le titre de séjour « étudiant » remis en cause, un débat annuel sur des quotas migratoires, des restrictions d’accès au titre de séjour « étranger malade », les sans-papiers de nouveau méprisés…